mardi 16 juin 2015

Le burn-out, dossier brûlant

mardi 26 Mai 2015
Enquête Mardi 26 Mai 2015
Le burn-out, dossier brûlant
Derek Perrotte / Journaliste | Le 26/05 http://www.lesechos.fr/journal20150526/lec1_enquete/02146599208-le-burn-out-dossier-brulant-1122322.php

Le burn-out, dossier brûlant

Faut-il reconnaître comme maladie professionnelle les troubles psychiques liés au stress ? C'est la mesure choc que réclament experts et syndicalistes face à la montée préoccupante du syndrôme d'épuisement au travail. Difficile à mettre en oeuvre, la démarche suscite la controverse.

Ce matin-là, Thierry (*), commercial, n'est pas sorti de sa voiture. Ses collègues le trouveront à midi, toujours sur le parking, hagard, comme vidé par le stress. Marie, elle, cadre RH dans le BTP, s'est écroulée en larmes lors d'une banale pause-café. Des objectifs « intenables », une « énième réorganisation », « des gens à virer alors que je ne fais pas ce métier pour ça » : après des années à rallumer son PC le soir, sitôt les enfants couchés, ses nerfs ont lâché. Elle repartira en ambulance. Ce sont les pompiers qui sont venus chercher Françoise, employée d'un fabricant d'armes. Le travail en « sous-effectif » et la « perte d'autonomie », avec ce nouveau logiciel « qui complique tout », la rongeaient jour et nuit… Alors, quand son mari l'a encore invitée à « ne pas s'en rendre malade », elle a « tout cassé à la maison », même si elle ne s'en souvient plus. Suivra une longue dépression. Colette, assistante, n'a pas atteint ce point de rupture : son médecin l'a mise en arrêt avant, quand elle lui a confié ses « envies suicidaires ». Ce job, pourtant, elle « l'adorai[t] ». Mais les tâches en plus s'empilant, il devient « impossible », bien qu'elle « saute déjà les déjeuners ». Paul, haut gradé dans la banque, toujours entre deux avions, estimait, lui, ne pas avoir le temps de voir le docteur. Il fallait tenir le rythme imposé et il aimait avoir des responsabilités. Mais 60 déplacements dans l'année plus tard, une embolie pulmonaire finira par le clouer au sol.

Ils ont rejoint la cohorte des grands brûlés du travail, consumés par un burn-out. Conséquence spectaculaire de la montée du stress au travail, le syndrome d'épuisement professionnel, en français, résulte de « l'écart trop important entre leurs attentes, la représentation qu'ils ont de leur métier - portée par des valeurs et des règles - et la réalité du travail », indique l'Institut national de recherche sur la santé au travail (INRS). « C'est la maladie du toujours plus, du trop, du surengagement, physique et psychique », résume Jean-Claude Delgènes, fondateur du cabinet Technologia, expert des risques psychosociaux. Un mal qui mûrit lentement, avec des symptômes variés, avant de basculer vers la dépression. Si ce n'est le suicide.

Un mal, surtout, moderne. Faute de données, impossible de compter les victimes : les tableaux de maladies professionnelles ne mentionnent aucune maladie due à des facteurs psychiques. Mais les services de santé au travail, des experts et les syndicats tirent la sonnette d'alarme. Apparu dans les années 1980 dans la santé et l'éducation (des métiers « vocations », exigeants et à forte charge émotionnelle), le burn-out « gagne depuis quinze ans les entreprises et la vague s'accélère », martèle Jean-Claude Delgènes. « 60 % de mes consultations concernent le stress, contre 10 % il y a vingt ans. Je devrais écrire psychiatre sur ma porte… », abonde Martine Keryer, médecin du travail.
L'appel de 30 députés

En cause : l'évolution du management. Le temps du déni, prégnant quand le sujet a explosé en 2008-2009 avec les suicides chez Orange, est révolu. Un rapport remis en 2010 par Henri Lachmann (Schneider Electric), Murielle Pénicaux (Danone) et Christian Larose (CGT) analyse les nombreux facteurs alimentant l'essor des situations de stress chronique au travail : rythme accru des réorganisations, peur du chômage, essor des organisations matricielles qui imposent un reporting permanent, nouvelles formes de taylorisme dans le tertiaire (« lean management »), omniprésence des e-mails et des portables qui empêchent de déconnecter, pression aux résultats avec la financiarisation de l'économie… Selon la Cegos, 53 % des salariés et 68 % des managers jugent leur travail trop stressant. Reproches récurrents : trop de travail, sans les moyens ni la latitude pour bien l'effectuer, le tout pour une faible reconnaissance et un accomplissement personnel en baisse. Selon une étude du ministère du Travail, 9 % des salariés sont « surexposés » aux risques psychosociaux, et 13 % n'en sont pas loin. Selon Technologia, 3 millions de salariés sont menacés, à divers degrés, de burn-out. L'enjeu humain se double d'enjeux financiers. « Les entreprises cassent des gens puis reportent le coût sur la société via la Sécu ! C'est énorme : outre les dépressions, le stress entraîne du diabète, de l'hypertension, de l'obésité, des AVC… », s'indigne Bernard Salengro, médecin du travail et ex-dirigeant de la CGC, le syndicat des cadres. En 2007, une étude de l'INRS a estimé à « au moins » 2 à 3 milliards d'euros par an le coût du stress au travail.

La riposte s'organise. Les colloques se multiplient, doublés d'appels à une mesure choc : la reconnaissance en maladie professionnelle des différents troubles psychiques liés au stress (épuisement, trouble anxieux, etc.). Le salarié en burn-out, qui ne serait ainsi plus considéré comme un « banal » dépressif, ne serait plus pris en charge par le régime général, mais par la branche accidents du travail - maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale, financée par les cotisations des entreprises. L'appel lancé par Technologia a recueilli 10.000 signatures et l'affaire devient politique : 30 députés socialistes et chevénementistes ont publié en décembre une tribune pour « imputer la prise en charge du burn-out aux responsables, c'est-à-dire les employeurs ». Fin avril, Benoît Hamon s'est dit « déterminé » à profiter de l'examen du projet de loi sur le dialogue social, qui débute aujourd'hui en séance à l 'Assemblée, pour réclamer ce geste, qu' « on attend d'un gouvernement de gauche ».

Ce serait une petite révolution : aujourd'hui, il est quasi impossible de faire reconnaître la responsabilité de son employeur dans un burn-out. Certes, il peut être qualifié en accident du travail si la phase de rupture physique intervient sur le lieu de travail, car il remplit alors le caractère nécessaire de soudaineté. Mais encore faut-il que l'entreprise ne conteste pas cette décision. Et si elle permet de gérer certains cas, cette approche est biaisée et loin de couvrir toutes les situations. Le salarié peut aussi monter un dossier auprès d'un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Mais la démarche est complexe, longue, et la barre élevée : il faut présenter un taux d'incapacité de travail d'au moins 25 %. En 2013, 512 dossiers sont passés par cette voie, 239 ont débouché sur une reconnaissance.
La prise de conscience des grands groupes

Officiellement, le gouvernement attend un rapport de la Direction générale du travail (DGT) pour se prononcer. Mais c'est une manoeuvre dilatoire et sa religion est déjà faite : il ne veut pas franchir le cap de la reconnaissance en maladie pro. Le lobbying du patronat, déjà très remonté contre la création actuelle du compte pénibilité physique, pèse lourd, d'autant que la démarche est jugée bien incertaine, sinon impossible. « Si on ouvre la porte des maladies professionnelles aux risques psychiques, on met le doigt dans un engrenage dont personne ne mesure l'étendue », confie un proche du dossier. Il pointe en outre les risques de dérives ou d'explosion des coûts « si les médecins commencent à mettre toutes les dépressions sur le dos des patrons » ou « si certains s'en servent pour des préretraites déguisées ». Les juristes sont aussi sceptiques. « Sur la pénibilité physique, l'impact du travail, et donc la responsabilité de l'employeur, est facile à objectiver. C'est différent avec les risques psychosociaux, qui sont plurifactoriels : comment mesurer ce qui ressort du privé et du professionnel ? Un salarié est-il déprimé par son chef ou par son divorce ? Lui met-on trop de pression ou n'est-il juste pas fait pour son poste ? », analyse Franck Morel, du cabinet Barthélémy. L'argument est repris par le patronat : « Le burn-out ne peut pas être décrété maladie professionnelle, car c'est un phénomène très complexe, encore flou, où se mélangent des facteurs internes et externes à l'entreprise », insiste-t-on au Medef. Pour un autre avocat, reconnaître le burn-out risquerait aussi d'alimenter les contentieux juridiques : « Cela ferait comme le harcèlement moral, désormais invoqué quasi systématiquement par les salariés dans leur dossier aux prud'hommes. » « Si la reconnaissance est trop compliquée, qu'au moins on facilite la démarche auprès des CRRMP pour en faire une vraie soupape de sécurité », plaide en réponse Technologia. Mauvaise piste là aussi, répond le Medef : « La clef du problème, ce n'est pas la réparation, c'est une meilleure prévention. »

C'est la carte que va jouer l'exécutif, via la publication à venir d'un guide. Ce terrain a déjà commencé à être labouré : les partenaires sociaux ont signé un accord national en 2008 sur la gestion du stress, puis, en 2013, un autre sur la qualité de vie au travail (QVT). Mais ces appels à l'autorégulation tardent à être déclinés sur le terrain : direction pas assez sensibilisée, méconnaissance et sous-estimation du problème, peu de temps et d'argent à y consacrer dans un contexte de crise… Les freins sont nombreux et les avancées récentes sont surtout l'apanage de grands groupes, à qui l'épisode Orange a fait réaliser les ravages potentiels du stress sur leur marque employeur. On y voit ainsi fleurir les observatoires internes du stress, les lignes d'écoute anonymisées pour salariés en détresse, les chartes sur les horaires et le bon usage modéré des outils électroniques… « Il reste beaucoup de chemin à faire, mais on sort du déni sur les risques psychosociaux et le débat s'installe », constate Valérie Langevin, de l'INRS. « On reste loin de vrais changements concertés via une démarche partagée. On parle de "remettre l'humain au coeur des processus", mais cela reste des mots », déplore Jean-Claude Delgènes (Technologia). Maria Ouazzani, du cabinet Psya (prévention du stress), est plus optimiste : « C'est vrai, certains voient d'abord la démarche comme une menace : pour une direction, s'attaquer au stress des salariés, c'est ouvrir la boîte de Pandore. Mais, à terme, miser sur leur bien-être est toujours source de croissance et de pérennité. La clef est de faire comprendre que ce n'est pas une dépense mais un investissement. »
Derek Perrotte, Les Echos
Les points à retenir

Selon le cabinet Technologia, expert des risques psychosociaux, 3 millions de salariés seraient menacés, à divers degrés, de burn-out, ou syndrome d'épuisement professionnel.
L'enjeu humain se double d'enjeux financiers. Une étude a estimé à « au moins » 2 à 3 milliards d'euros par an le coût du stress au travail pour la collectivité.
Experts et syndicats réclament la reconnaissance en maladie professionnelle des différents troubles psychiques liés au stress.
Un pas que le gouvernement ne devrait pas franchir.



(*) Les prénoms ont été modifiés.
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