vendredi 17 octobre 2014

Comment la psychiatrie prend-elle en charge la question des suicides en masse au Japon ?

Comment la psychiatrie prend-elle en charge la question des suicides en masse au Japon ?
[vendredi 17 octobre d' Elen LE MéE]

Résumé : L'anthropologue Junko Kitanaka, après une étude d'une dizaine d'années en milieu psychiatrique japonais, tente de circonscrire le problème des suicides en masse qui se sont produits au Japon dans les années 90/2000, à raison de taux astronomiques : 30 000 suicides par an sur une période de douze années. Pour le lecteur français, cette sinistre période qui accompagne la dépression économique fait écho aux suicides au travail qui se sont également produits en France, notamment à France Télécom à partir de 2008.


Présentation de l'ouvrage de "De la mort volontaire au suicide au travail. Histoire et anthropologie de la dépression au Japon, Junko Kitanaka Éditeur : Editions d'Ithaque
316 pages /
lire l'article http://www.nonfiction.fr/article-7274-p3-comment_la_psychiatrie_prend_elle_en_charge_la_question_des_suicides_en_masse_au_japon_.htm


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HP de la Demeure du Chaos / thierry ehrmann via FlickrCC
L'anthropologue Junko Kitanaka, après une étude d'une dizaine d'années en milieu psychiatrique japonais, tente de circonscrire le problème des suicides en masse qui se sont produits au Japon dans les années 90/2000, à raison de taux astronomiques : 30 000 suicides par an sur une période de douze années.

De la mort volontaire au suicide au travail
Junko Kitanaka
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Les Japonais sont connus pour leur pratique ancestrale de la «mort volontaire», dont le harakiri est emblématique. Si les suicides qui ont eu lieu dans les dernières décennies ne relèvent pas de ce cadre traditionnel, correspondent-ils aux morts volontaires que l'idiome psychiatrique local tend néanmoins à y reconnaître? Ou bien s'agit-il plutôt de suicides «pathologiques»? Sont-ils causés par la dépression ou par le surmenage? Les deux? La société japonaise, son monde du travail et sa psychiatrie ont été traversés par ces questions délicates, dont le traitement a induit de fortes modifications de la manière de penser les rapports entre l'individu, le travail et la pathologie.
Si les travailleurs japonais fragilisés, qu'ils soient suicidaires ou dépressifs, ont été fortement médicalisés et médicamentés, il est néanmoins erroné de croire qu'ils ont simplement été pris sous la coupe des laboratoires pharmaceutiques. La «bonne parole» biochimique n'est en effet pas tombée en terrain vierge: les manières indigènes de penser toutes ces dimensions de la vie humaine ont été son terreau, et de 1998 à 2010 (période de l'étude de Junko Kitanaka), elles se sont transformées, à l'instar des lois qui encadrent le régime de protection des travailleurs.
C'est à l'étude de ces transformations sociétales et de leurs fondements historico-cliniques que s'attache l'auteur, en suivant pas à pas les particularismes culturels japonais qui ne sont pas sans, parfois, stupéfier le lecteur occidental: que penser de ces salariés suicidés qui «laissent des lettres avec des instructions détaillées concernant le travail non fini et des excuses à leur entreprise pour ne pas avoir pu faire mieux»? (p.249) Ou bien, sur un plan plus théorique, comment ne pas être surpris par l'idée selon laquelle la «maladie mentale» peut être «provoquée par le stress psychologique au travail»? (p.250) Quand en France, la détresse psychologique induite par des conditions de travail excessives n'est pas assimilée à une «maladie mentale» bien plus souvent associée à l'hallucination et au délire qu'au stress... se profile, soit une carence nosographique grave chez les Japonais, soit des formulations japonaises qu'il est difficile de traduire tant la mentalité japonaise diffère de la nôtre au point qu'il soit difficile de trouver les mots justes pour en rendre compte.
Junko Kitanaka, dont l'ouvrage initialement paru en anglais[1] est ici traduit par Pierre-Henri Castel, explicite justement les transformations de la mentalité et de la société japonaise à travers l'exploration de l'«idiome» japonais de la psychiatrie:
«Au moyen de pratiques adaptées au contexte local et transformées en routines, l'idiome de la psychiatrie devient (...) un pouvoir internalisé – intimement tissé à même la voix de sujets saisis dans leur monde tel qu'ils le vivent. Comme on le voit, au Japon, dans le discours en train d'émerger sur la dépression et le suicide, ce nouveau mode de fonctionnement de la psychiatrie ne fait pas tant taire les gens qu'il les encourage à partager et à parler dans ses mots à elle – et à se charger ainsi eux-mêmes de s'autodiscipliner.» (p.32).
Or quel est l'impact de cette immixtion? Dès l'introduction, Kitanaka, par le biais du comparatisme culturel, dévoile ses effets délétères en citant Allan Young[2]:
«Young met (...) en évidence le prix moral et affectif que les anciens combattants [du Vietnam] ont eu à payer en adoptant le discours du stress post-traumatique pour exprimer leur souffrance, parce que ce discours leur dérobe, au bout du compte, tout ce qui pourrait porter à conséquence dans leur expérience, tant historiquement que politiquement, et qu'il banalise les significations morales de leur colère.» (p.35)
Mais aucun discours n'est purement individuel, original, singulier: s'exprimer, c'est toujours utiliser les mots de l'autre. Reste à savoir si, au fil de ce don de langue, les psychiatres japonais ont aidé ou dépossédé les travailleurs japonais. La réponse de Junko Kitanaka tend, au final, à considérer que le plus souvent, l'attitude des psychiatres s'assimile à de l'endoctrinement:
«(...) la réflexion existentielle qui pénètre au cœur du passage à l'acte suicidaire paraît trop pénible pour y penser – et l'impulsion suicidaire est apparemment si effrayante pour le patient que les psychiatres s'efforcent de prendre le contrôle de ce vécu en le biologisant. En fait, leur foi dans le pouvoir de la redescription en termes biologiques pour maîtriser l'angoisse existentielle est une des principales raisons pour lesquelles ces psychiatres font de l'endoctrinement biologisant un élément à ce point central de leur pratique, et c'est une attitude que plus d'un patient apprécie, à ce qu'il semble.» (p.187)
Faire contrepoids à notre rejet épidermique de l'endoctrinement par le constat de l'effet positif qu'il produit sur les patients est le propre d'une démarche anthropologique qui se déroule sur le terrain: «Je n'imaginais pas que je pourrais un jour me sentir mieux à nouveau, comme maintenant. Vraiment, je vous remercie pour tout ce que vous avez fait», commente un patient à sa sortie de l'hôpital. Bien qu'elle remarque préalablement à quel point les interventions psychiatriques correctrices qui avaient précédé manquaient de profondeur psychologique, et plus encore de profondeur psychanalytique, Junko Kitanaka note le contentement du patient, sa gratitude et nous les rapporte, en toute objectivité.
Que pouvons-nous en penser?
Que la démarche anthropologique favorise la mention de phénomènes (qu'il s'agisse du contentement ou du mécontentement du patient) qui dans le cas de démarches purement théoriques, et même cliniques, échappent trop souvent, à partir du moment où ils ne s'insèrent pas dans la théorie pré-existante. Certes, Kitanaka dénie le bien-fondé de l'endoctrinement qu'elle nous rapporte. Pourtant, l'obligation de neutralité à laquelle elle se tient l'oblige à mentionner cette satisfaction des patients qui fait trou dans nos attentes, dans nos croyances. Les explications biologisantes sur leur vécu dépressif, associées à la reconnaissance de l'excès de travail auquel ils sont confrontés, comme des milliers de japonais, semblent apporter un mieux-être aux patients.
En fait, si j'émets l'hypothèse selon laquelle une certaine quantité des patients qui ont porté atteinte à leurs jours relèvent plutôt de la psychose (par exemple la psychose, ordinaire, sur son versant mélancolique) que de la dépression névrotique, il devient parfaitement plausible de penser que leur état puisse être très nettement amélioré par le fait que la responsabilité de ce qui leur arrive, plutôt que de s'écraser sur leur moi, soit déplacée vers des mécanismes biochimiques, vers la «dépression» ou vers l'excès de responsabilités professionnelles. Quant à l'absence d'interprétation psychologisante ou psychanalytique que déplore Kitanaka, plutôt que de représenter une carence, elle pourrait être plutôt pertinente dans leur cas, a contrario des approches interprétatives dont il a souvent été repéré qu'elles tendaient à les pousser au délire. Quant au paternalisme des psychiatres noté par Kitanaka, même si, de l'extérieur, il paraît déplacé, lui aussi peut constituer, pour des sujets psychotiques, une sérieuse marche sur laquelle s'appuyer.
Mais quand bien même ce type de traitement par la persuasion aurait été sérieusement utile à de nombreux patients, l'explosion des consultations pour dépression et du suivi psychiatrique afférent a conduit à d'autres constats.
Les psychiatres japonais n'ont pas été sans s'exaspérer du passage, dans leur pays, d'une préoccupation psychiatrique tournée vers les pathologies lourdes au fait que, avec un taux exponentiel de «dépressions», le problème de la «santé mentale» soit devenu celui de tout un chacun. Tout un chacun, c'est ce qui se dévoile à la fin du livre, qui s'étant plaint en ces lieux de son mal-être au travail et de sa dépression, commence à déchanter: les antidépresseurs ne sont pas aussi efficaces qu'ils ont paru l'être, surtout dans les cas de dépression légère. Surmédicamentation et polymédicamentations ne sont également pas sans avoir produit quelques ravages et absurdités. Quant à l'absence d'écoute des psychiatres, voire leur mépris, elle commence à lasser:
«Après une année de traitement [médicamenteux] avec son généraliste, Madame Kawai se retrouva aussi malade qu'avant, au chômage et à devoir vivre de l'aide sociale. Dans l'état où elle était tombée, le médecin, qui commençait à s'impatienter de l'absence de guérison alors qu'elle était sous anti-dépresseurs, commença à s'occuper d'elle avec une pointe de mépris, lui disant qu'elle devait ne pas être à proprement parler dépressive, mais juste névrosée (...)» (p.283)
C’est comme si les Japonais étaient en passe de comprendre qu'il ne devrait pas être nécessaire d'être «dépressif» ou récemment passé à l'acte suicidaire pour aller parler à quelqu'un qui écoute votre idiome, si possible sans l'écraser sous le sien... celui dont il a besoin pour vous écouter:
«En fait, l'idiome neurochimique actuel semble même encourager la multiplication des interprétations indigènes, parce que la dépression, si on l'explique au niveau des seules modifications neurochimiques, donne l'impression, du moins à de nombreux Japonais, d'être trop éloignée de l'expérience vécue et dépourvue de rapport avec ce qu'on vit dans la réalité. Il serait même possible de soutenir que l'imaginaire neurochimique sert de «symbole vide», derrière lequel peuvent s'inscrire des significations en grand nombre, ce qui rend les interprétations indigènes encore plus diverses, créatives et évocatrices.» (p.121)
Le Japon en est à cette croisée des chemins qui, à mon sens, pourrait donner lieu à une restructuration du système psychiatrique par des psychiatres japonais qui pourraient certainement trouver matière à y réfléchir dans ce livre. Si pouvait être prise en considération la distinction nécessaire entre une psychiatrie subventionnée, fondée sur l'hospitalisation/médicamentation et orientée vers ce qu'en France nous appelons «maladie mentale», et le cadre plus large d'une santé mentale qui peut se passer des deux, un net progrès serait je crois accompli. Malheureusement, je crains d'avoir compris de ce livre que la psychiatrie japonaise est aux mains des cliniques privées... Eh bien dans ce cas, il faudra laisser ces choix cruciaux à la «liberté d'entreprendre», en espérant qu'on entreprenne en fonction de critères théoriques plutôt qu'en fonction de critères économiques...
1 — Depression in Japan: Psychiatric Cures for a Society in Distress, Princeton University Press 2012 Retourner à l'article
2 —Young Allan, 1980. The Discourse on Stress and the Reproduction of Conventional Knowledge. Social Science and Medicine 14B, p. 133-146. Retourner à l'article