lundi 12 novembre 2012

POINT DE VUE ACTEUR SOCIAL & DEBATS : Les nouveaux suicidés de l'Europe

REVUE DE PRESSE : Les nouveaux suicidés de l'Europe Le Point.fr - Publié le 11/11/2012 http://www.lepoint.fr/societe/les-nouveaux-suicides-de-l-europe-11-11-2012-1527723_23.php

"Après le Printemps arabe, l'"automne européen" ? Les récents suicides d'hommes et de femmes acculés par la dictature économique peuvent être lus comme un acte révolutionnaire."
Par Daniel Salvatore Schiffer
Daniel Salvatore Schiffer est philosophe, auteur de La philosophie d'Emmanuel Levinas (Presses universitaires de France) et Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des nouveaux philosophes et de leurs épigones (François Bourin Éditeur).

A lire sur http://www.lepoint.fr/societe/les-nouveaux-suicides-de-l-europe-11-11-2012-1527723_23.php

"C'était le 4 avril 2012. Il y a donc, presque jour pour jour, sept mois. Ce matin-là, sur la très centrale place Syntagma d'Athènes, un retraité grec, Dimitris Christoulas, se donnait tragiquement la mort d'une balle dans la tête, pour ne pas crouler davantage encore sous un poids de dettes qu'il ne pouvait plus honorer, à la suite de la très drastique cure d'austérité imposée par l'impitoyable diktat des différentes instances financières de la planète. Une preuve particulièrement flagrante de cet aveuglement - un entêtement confinant à l'incompréhension - caractérisant l'Europe contemporaine, dont la faillite politique mène insensiblement, mais à présent de manière toujours plus visible et concrète, vers la dictature économique.


Car la Grèce n'est pas le seul pays de l'Union européenne, hélas, à devoir subir la très technique et mécanique loi, au détriment de ses citoyens les plus faibles ou démunis, de la haute finance et autres spéculateurs véreux, au premier rang desquels on placera ces honteux profiteurs de l'inégalité sociale que sont les grands patrons d'industrie lorsqu'ils ne craignent pas de s'auto-délivrer de faramineuses sommes d'argent, en plus de leur salaire déjà mirobolant, en guise de "bonus" et autres "parachutes dorés". Ainsi, à cette époque-là déjà, l'Italie, pour ce seul trimestre (les trois premiers mois de cette année 2012), comptait-elle, parmi sa population la plus fragilisée à cause de ces mêmes coupes budgétaires, quinze suicides, que ce soit par immolation ou par pendaison, dus à la pauvreté galopante.
Un nouveau type de citoyens


Aujourd'hui, c'est un autre de ces grands pays européens, l'Espagne, elle aussi en grave récession et où le chômage frappe plus d'un actif sur quatre, qui voit un de ses citoyens se donner tout aussi violemment la mort : Amaya Egaña, une Basque âgée de 53 ans, ancienne élue socialiste, vient en effet de s'y suicider à son tour, vendredi 9 novembre 2012, en se défenestrant, désespérée face à son impossibilité de rembourser son crédit au logement, au moment même où les huissiers venaient lui signifier l'expulsion de son appartement. Et ce, comble du cynisme, alors que le gouvernement espagnol continue de renflouer à grand renfort de millions d'euros - à l'instar du gouvernement belge avec Dexia-Belfius - ses principales banques, dont la gigantesque Bankia. Rien d'étonnant, en ces très injustes et même criminelles conditions, si des milliers de protestataires battent aujourd'hui le pavé madrilène aux cris, indignés et révoltés à la fois, de "banquiers assassins" et d'"escroquerie du crédit" !


Ainsi notre Europe dite démocratique, celle que l'on croyait animée par les idéaux de progrès et d'humanisme, de liberté et de solidarité, est-elle en train de fabriquer, par les monstrueuses injustices sociales que sa désastreuse et contre-productive politique économique engendre, un nouveau type de citoyens : les suicidés, plus encore que les pauvres ! D'où cette observation qui, pour cruelle qu'elle soit humainement, n'en demeure pas moins réaliste socialement : cette saisissante mais juste formule par laquelle Antonin Artaud qualifia jadis Vincent Van Gogh de "suicidé de la société", en raison de sa douloureuse existence de peintre mal aimé et sans le sou, ne s'applique plus seulement, désormais, aux artistes maudits ; elle s'applique aussi à présent, et peut-être surtout, à cette nouvelle catégorie de pauvres, toutes professions confondues, que génèrent effectivement, sans le moindre état d'âme, les technocrates en col blanc et complet veston de l'Union européenne, à Bruxelles, ou du Fonds monétaire international, à Washington.

Acte héroïque et révolutionnaire

Attention, cependant. Car, plus profondément encore, ces récents suicides ne s'avèrent pas seulement, à y regarder de plus près, que le geste définitivement tragique de simple désespérés ne sachant plus comment survivre, ou même manger à leur faim. Non : ils sont d'abord, quand l'impuissance sociale confine à la lucidité morale, un immense et héroïque acte de résistance politique ! Preuve en est le très visionnaire billet, écrit de sa propre main, que ce nouveau martyr des temps modernes que fut Dimitris Christoulas, pharmacien de longue date, laissa expressément dans sa poche, tel un véritable manifeste idéologique plus encore qu'un testament spirituel, avant de quitter cette ingrate terre : "Je pense que les jeunes sans avenir, dans ce pays, prendront un jour les armes et pendront les traîtres."

Certes, nous ne souhaitons pas aux actuels chefs des gouvernements grec et espagnol de finir lynchés par une foule en furie avant que d'être pendus par les pieds en place publique, comme autrefois un tyran nommé Benito Mussolini. Mais il n'empêche : ce que ces actes éminemment révolutionnaires de Dimitris Christoulas ou de Amaya Egaña signifient également, c'est peut-être d'abord, à l'instar du sacrifice de l'étudiant Jan Palach lors du Printemps de Prague en 1968, le début de la fin de cet odieux totalitarisme économique que notre Europe pourtant tant aimée est en train, nantie certes des meilleures intentions sociales mais surtout de ses hypocrites alibis financiers, de nous imposer subrepticement et, pis encore, de nous faire vivre quotidiennement.

Du Printemps arabe à l'"automne européen"


Davantage : la portée symbolique, alliée au sens réel, de ces suicides de Dimitris Christoulas comme d'Amaya Egaña, témoins bouleversants de la souffrance de tout un peuple, ressemble étrangement, par-delà l'émotion qu'ils auront légitimement suscitée aux quatre coins du globe, à celle du geste tout aussi emblématiquement fatidique de Mohamed Bouazizi, ce jeune Tunisien qui, le 17 décembre 2010, s'immola par le feu, allumant ainsi l'inextinguible mèche de ce qui allait devenir, quelques mois plus tard, l'historique Printemps arabe. D'où, en toute logique, ce sage conseil, comme pour un certain Ben Ali hier, en forme de cri d'alarme : peut-être faudrait-il que nos divers maîtres en libéralisme sauvage "dégagent" eux aussi, pour reprendre un fameux slogan, avant que ces peuples qu'ils auront ainsi contribué à mettre à bout, jusqu'à les faire ployer sous une indigne misère humaine et parfois même les affamer, ne leur fassent vraiment la peau.


Car, comme le clament aujourd'hui haut et fort les populations grecque et espagnole, mais bientôt également les populations européennes en leur ensemble, les suicides de ces nouveaux, courageux et émouvants martyrs sont aussi autant de meurtres politiques, fussent-ils perpétrés, ceux-là, à l'insu des responsables de ces mêmes nations. La colère gronde, de plus en plus forte, d'Athènes à Madrid, de Bruxelles à Paris, et de Rome à Lisbonne. Après le Printemps arabe, l'"automne européen" ? À ces nouveaux suicidés de l'Europe contemporaine, je dédie donc, en guise de modeste mais sincère hommage, ces très suggestives strophes extraites de ce magnifique poème intitulé "La mort des pauvres", de Charles Baudelaire, maudit d'entre les maudits, contenu en ses Fleurs du mal : "C'est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ; / C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir / Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre, / Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir (...)."