jeudi 19 juillet 2012

ARTICLE PRESSE Michel Debout : Le suicide n’est pas une fatalité

Michel Debout : Le suicide n’est pas une fatalité
Propos recueillis par Anne-Claire Thérizols
http://le-cercle-psy.scienceshumaines.com

Article publié le 18/07/2012

Chaque année en France, 11 000 personnes mettent fin à leurs jours et 120 000 tentent de le faire. Des  chiffres suffisamment éloquents pour que le suicide soit vraiment pris au sérieux. C’est en tout cas le combat que mène Michel Debout, qui milite pour une prévention enfin efficace de cette ultime expression du désespoir. Professeur de médecine légale et de droit de la santé à la faculté de médecine de Saint-Etienne, Michel Debout a été président-fondateur de l’Union nationale de prévention du suicide et membre du conseil économique et social. Son essai Le suicide, un tabou français, écrit avec le journaliste Gérard Clavairoly (Editions Pascal, 2012), plaide pour une politique efficace de prévention du suicide.

Le suicide est-il encore regardé comme une maladie honteuse ?

Nous ne sommes plus au Moyen-Age où l’on suppliciait le corps des suicidés pour cause de blaspheme, et on ne crie plus haro sur les suicidés. Pour autant, on bannit le suicide et on baisse pudiquement les yeux sur tout ce qui pourrait en éclairer le contexte. Le moins que l’on puisse dire est que l’on n’a toujours pas pris conscience du fait que le suicide représente un vrai problème de santé publique. Il était quand même impressionnant que la secrétaire d’Etat à la santé Nora Berra, le 5 février dernier, devant un parterre des spécialistes du problème du suicide, ait pu développer son plan de prévention sans que les mots crise, chômage, licenciement ou surendettement soient prononces, alors que nous traversons une crise sociale sans précédent et que l’on connaît le lien entre souffrance psychique et degré de vulnérabilité sociale. Les personnes en risque d’exclusion sociale ont effectué six fois plus souvent que la population générale une
tentative de suicide ayant entraîné leur hospitalisation (18 % contre 3 %). Il est très inquiétant de passer cet aspect sous silence. Cela montre bien que parler du suicide peut être encore dérangeant pour certains.

Le suicide n’est-il pas une fatalité, un acte extrême qui ne concerne que les plus fragiles et qui du coup n’intéresse pas trop les pouvoirs publics ?

Je ne crois pas à la théorie selon laquelle il y aurait des gens fragiles. Je crois plutôt que les gens peuvent être fragilisés à des moments particuliers de leur vie. Si on arrive à les soutenir et à leur redonner confiance, ils redeviendront des acteurs de leur vie, des acteurs sociaux. Il faut se dire que l’on a tout à gagner à ce qu’ils retrouvent leurs capacités humaines, économiques, sociales. Un homme de 45 ans qui meurt, ça a un coût. Un coût humain évident, mais aussi un coût économique : c’est quelqu’un qui a des compétences qui va disparaître, et en même temps, autour de lui, il y aura des gens en souffrance ; or, cette souffrance va devoir être soignée, ça va donc coûter en soins, et coûter plus globalement parce que ces personnes en souffrance n’auront plus la même capacité à participer à l’oeuvre commune. C’est un calcul à courte vue que de penser que les gens déprimés coûtent à la société. Ce qui coûte à la société, c’est de les laisser dans cet état.

Vous dites que le suicide est une véritable onde de choc pour de nombreuses personnes. Combien sont concernées ?

En effet, la question du suicide n’est pas marginale. Les experts considèrent que pour 1 suicide, 15 personnes proches sont affectées. 11 000 morts chaque année entraînent 165 000 personnes gravement
meurtries, et combien pour les 100 000 à 120 000 suicidants qui ont fait une tentative de suicide dans l’année ?

Vous vous battez pour que soit créé un observatoire du suicide. En quoi une nouvelle institution serait-elle plus pertinente que toutes les politiques menées jusqu’ici dans ce domaine ?

Cet observatoire nous permettrait d’avoir des données fiables et récentes. Aujourd’hui, il faut attendre deux ou trois ans pour connaître les chiffres de la mortalité par suicide. Par exemple, selon les chiffres officiels publiés par le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès de l’INSERM, 10 499 personnes, dont 7 765 hommes et 2 734 femmes, se sont suicidées en 2009. Il est plus que déplorable, en 2012, de ne disposer d’aucune donnée chiffrée pour les années 2010 et 2011. Le deuxième intérêt d’un observatoire, c’est que l’on pourrait comparer d’une année sur l’autre ou de cinq ans en cinq ans les évolutions, savoir s’il y a des groupes, en termes de catégories socioprofessionnelles par exemple, qui se suicident moins et d’autres qui au contraire se suicident plus. Il est primordial de pouvoir suivre les évolutions du phénomène pour adapter nos politiques préventives aux situations réelles. Des études et des recherches sont menées, réparties sur plusieurs organismes, mais de façon complètement éclatée, sans lien entre elles, et sans que ceux qui sont les mieux placés pour s’exprimer aient voix au chapitre. Or, pour faire de bonnes recherches, il faut se poser les bonnes questions, et pour se poser les bonnes questions, il faut être au coeur du problème. C’est pour cela que j’imagine cet observatoire composé à la fois de professionnels psychiatres,  psychologues, médecins, mais aussi des accompagnants bénévoles comme les écoutants des associations, sans oublier des représentants des familles qui ont eu à vivre la tentative de suicide ou la mort par suicide d’un proche. Il faut bien évidemment une institution indépendante des pouvoirs publics, de façon à ce que
tout le monde ait la conviction que les chiffres qui sont donnés sont les vrais chiffres et qu’il ne s’agisse jamais d’en atténuer certaines réalités en fonction d’opportunités X ou Y !
Avoir des données fiables, c’est bien mais en quoi est-ce efficace pour mener une lutte concrète pour prévenir le suicide ?

L’observatoire sera là aussi pour préconiser des solutions. Il pourra donner des éléments d’analyse qui ne sont pas toujours connus. Par exemple, j’ai récemment fait faire une recherche par mon service qui aurait pu être menée au niveau national s’il y avait eu un observatoire : analyser le parcours de santé des personnes qui meurent de suicide à travers les dossiers assurance maladie que chacun possède. Tout cela dans le plus strict anonymat. On a pu comme cela observer quels étaient les moments de vie et de santé de la personne avant sa mort par suicide. Et on s’est aperçu qu’un certain nombre d’entre elles avaient vu un médecin ou un  spécialiste dans les quelques jours qui précédaient leur passage à l’acte. Cela montre bien qu’on peut alerter. Cela peut aussi amener à des programmes de sensibilisation ou de formation des médecins généralistes ou spécialistes à la crise suicidaire, ce qui se fait déjà mais serait encore renforcé. Dans cette simple recherche, on s’est aussi aperçu que lorsqu’un patient avait vu sa prescription médicale être augmentée d’au moins le double en dosage d’anti-dépresseurs, son risque de passer à l’acte avait nettement augmenté lui aussi. C’est intéressant à double titre : si le médecin a augmenté les doses, c’est qu’il s’est bien rendu compte que son patient n’allait pas bien ; mais sans doute aurait-il dû se dire qu’il fallait qu’il le revoie rapidement et non
pas qu’il fasse une ordonnance pour 3 mois parce que le risque, c’était qu’entre les deux rendez-vous, il soit mort. Là, les données que nous possèderions enfin au niveau national seraient concrètement très utiles en termes de prévention ! Il ne faut jamais dire “appelez-moi si ça ne va pas”. Il faut donner un rendez-vous et, si le patient ne vient pas, l’appeler, avoir une posture volontariste. Donner rendez-vous à quelqu’un, c’est déjà lui dire qu’il est important pour vous, et c’est une façon de montrer qu’on ne s’en débarrasse pas. Et puis, si on lui donne rendez-vous demain ou après-demain, on lui signifie de façon induite que l’on pense qu’il
sera encore en vie, que l’on croit en ses capacités de vie.

Vous croyez vraiment qu’il est possible de prévenir le suicide, mais vous dites dans le même temps que c’est très compliqué… Qu’en est-il exactement ?

Il est en effet difficile de savoir quel individu va passer à l’acte et à quel moment. En revanche, ce que l’on peut plus facilement approcher, ce sont les groupes plus à risque dans la population. Là, on a des facteurs de corrélation déja bien connus : on sait que les hommes meurent plus par suicide que les femmes, on sait que c’est dans la tranche des 30-50 ans qu’il y a le plus de mortalité par suicide, et qu’à 45 ans le suicide est la première cause de décès. A cet âge-là, d’autres facteurs de risques s’ajoutent : les échecs de la vie
personnelle, ruptures de couples, divorces, et puis les pertes d’emploi, les carrières qui régressent, les éventuelles dettes parce qu’il a fallu réorganiser sa vie. Ensuite, pour définir quelle personne sera plus à risque dans ces groupes-là, il faudra une approche plus individualisée et plus clinique. Il faudra repérer les
états dépressifs, les addictions, notamment à l’alcool, et puis les antécédents de tentative de suicide, même s’ils remontent à plusieurs dizaines d’années. Il faudra que les professionnels de santé, psychologues, psychiatres, sachent repérer le risque majeur quand quelqu’un leur paraîtra cumuler ces facteurs de risque. Et il ne faudra pas hésiter à demander à cette personne si elle a des pensées suicidaires, et même si elle a déjà construit un scénario de son suicide. On pense souvent qu’il ne faut pas évoquer le suicide avec une personne dépressive parce que le fait d’en parler lui donnerait de mauvaises idées. Au contraire, pouvoir en parler, c’est briser le processus suicidaire qui au fil du temps envahit ses pensées et l’emmène vers le passage à l’acte. En tout cas, quand on sait que quelqu’un est en risque important de suicide, on ne peut pas l’abandonner. Le suicide n’est pas une fatalité.

Et les jeunes qui se suicident ?

On parle souvent de la tragédie de perdre un enfant, le plus souvent un adolescent par suicide, et il n’est pas question de minimiser la souffrance que cela représente. Mais on parle beaucoup moins des enfants de parents suicidés. Perdre un parent par suicide, c’est devenir orphelin, et en même temps cela questionne l’enfant sur qui il est : si son propre parent a quitté la vie, c’est que lui n’était pas digne d’amour. Quand on est jeune et qu’on grandit avec ça, on se pose beaucoup de questions, presque identitaires. La fragilisation est réelle. Il faut se préoccuper aussi de ceux-là. Il n’y a pas que la question des jeunes tentés par le suicide, il y a aussi la question, et ils sont plus nombreux, des jeunes qui perdent un parent par suicide.

Vous évoquez dans votre ouvrage l’idée d’un “Grenelle de l’humain”

En 2009, on était en plein dans le Grenelle de l’environnement. Aujourd’hui, face à la crise dont on parle toujours en termes financiers et économiques, on commence à dire qu’il s’agit aussi d’une crise sociale… mais on ajoute rarement que c’est aussi une crise humaine. Beaucoup de gens sont en détresse. Certains iront jusqu’au suicide, d’autres pas mais ils auront de lourds problèmes de santé, seront dans le mal-être. La crise a un prix humain dont on ne parle pas. Et on parle encore moins de ce qu’il faudrait faire pour prendre
en compte cet impact humain de la crise. C’est pour cela que j’avais évoqué la possibilité d’un Frenelle qui aurait été la mobilisation de tous les acteurs sociaux, médicaux, syndicaux, associatifs, de façon à ce que l’on ouvre les chantiers. Et que l’on donne un signe fort à  tous ceux qui sont de ces situations : la société ne vous abandonne pas, vous n’êtes pas responsables de ce qui vous arrive. Quelqu’un qui perd son emploi par exemple se culpabilise de l’avoir perdu, surtout quand le chômage dure et que rien ne se passe malgré toutes les démarches pour recommencer à travailler. D’autant qu’on dit aux gens qu’il faut travailler plus longtemps, alors qu’il n’y a pas de travail. On vous envoie chercher du boulot, et en même temps on vous dit il n’y en a pas. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes de notre société !

Vous appelez de vos voeux la mise en place d’une médecine des chômeurs…

Je l’avais déjà noté dans un rapport au Conseil économique et social sur le suicide en 1993. Cela fait déjà presque 20 ans que j’en parle. Je partais d’un constat d’une grande banalité : quand on travaille, on
a la médecine qui va avec, regulièrement un médecin se préoccupe de votre santé. Il peut y avoir aussi un service social qui peut s’occuper de vos problèmes matériels. Quand vous êtes licencié, vous perdez votre travail et la médecine qui va avec. Là aussi, on est en plein paradoxe. A ce moment-là, les personnes se sentent abandonnées par leur entreprise et par la société, mais en plus par la médecine.
Je pense qu’il faudrait, dans les trois mois qui suivent un licenciement, un suivi, soit par le médecin du travail de l’entreprise, soit par un autre. Il faut en tout cas une médecine du chômeur, et ce, pendant les deux ans qui suivent le licenciement. On rentre facilement dans la spirale dépressive avec des phénomènes d’autoaccusation, surtout quand on est un homme qui a du mal à faire des démarches, à parler de son mal-être… Un simple rendez-vous chez le médecin quand on a perdu son travail permettrait de faire le point pas seulement du point de vue psychologique, mais aussi sur les problèmes de santé sur le plan général. C’est vraiment à construire !

Vous êtes médecin légiste. Que pourrait faire le médecin légiste en matière de prévention du suicide, lui qui est au contact de beaucoup de suicidés et de familles de suicidés ?

Je considère qu’avant d’être des médecins légistes, nous sommes d’abord des médecins. Nous avons une obligation déontologique, mais pour moi, au-delà de cela, nous avons surtout l’obligation humaine de rencontrer des familles. Quand elles perdent l’un des leurs par suicide, elles sont envahies de questions. Parfois, toute leur vie, pendant des années, n’est plus qu’une lancinante question. Comment les choses se sont-elles réellement passées, est-ce qu’il a souffert, comment est-il mort, pourquoi est-il mort ?... Le médecin légiste peut parler de cette mort en termes plus concrets ; la question de la souffrance, on en parle comme médecin et pas seulement comme commentateur. On peut parler aussi du moment de la mort : a-t-on pu fixer l’heure ? Les familles se demandent souvent ce qu’elles faisaient à ce moment-là, et se disent qu’elles auraient pu passer voir la victime et peut-être sauver sa vie… Nous pouvons réellement aider ces proches à reformuler leurs questions et à ne plus être envahis par les problèmes que posent celles-ci. Le deuxième rôle du légiste est une approche de santé publique. Certes, il donne son avis à la justice mais il a encore, comme médecin, une dimension de santé publique. Je dis souvent que les services de médecine légale peuvent être aussi des observatoires du fait suicidaire en faisant remonter des infos presque en temps réel. Je crois que les sources existent, il faut juste arriver maintenant à les coordonner entre elles !