jeudi 7 mars 2013

POINT DE VUE : M. DEBOUT : "Détresse des salariés au travail et chômage sont liés"

Détresse des salariés au travail et chômage sont liés

LE MONDE  M IDEES  | 07.03.2013 Par Michel Debout, professeur de médecine, président de l'association Bien-être et société

La mondialisation de la finance et de l'économie s'est construite sur le modèle libéral et s'est ainsi soumise à l'idéologie individuelle et concurrentielle. Ces pratiques ont amené chaque instance économique à défendre ses propres intérêts de façon isolée, la finance contre les Etats et les entreprises, ceux-ci contre les salariés, et pour ces derniers le chacun pour soi ! Ce que l'on appelle "crise", c'est l'impasse de cette pyramide "concurrentialiste", dont le sommet financier s'est emballé pour finir par s'effondrer, entraînant les autres acteurs dans sa chute.

La finance internationale, malgré ses faillites, veut rester maître du jeu, et par un effet domino, c'est la population qui paye la facture. Tous les salariés sont concernés par la dégradation de leurs conditions de travail, par la chute de leurs revenus, par le chômage, qui peuvent constituer une grave atteinte à leur santé dont on ne prend pas assez la mesure.
La crise n'a fait qu'accentuer les dérives managériales développées depuis les années 1980 qui ont exposé les salariés (cadres, employés, ouvriers) à ce que l'on nomme aujourd'hui les "risques psychosociaux". Ils doivent s'adapter en permanence à de nouvelles exigences, entraînant le stress au travail et des effets d'usure professionnelle. Isolés face à des objectifs individuels imposés par la hiérarchie, sans que le sens de leur travail ne leur soit toujours explicité, ils sont confrontés à l'obligation de concilier les contraires : faire vite et bien.
Les produits ayant une action sur le cerveau (dits "psychoactifs" : alcool, drogues, médicaments psychotropes, etc.) permettent souvent de supporter cette contradiction pendant un temps, mais en masquant la réalité. Il faut repérer le glissement qui s'opère à travers l'usage de ces substances : c'est la performance qui est recherchée, la capacité de faire face, la drogue est devenue la dope !...
Cet usage addictif aggrave le risque suicidaire en facilitant le passage à l'acte. Le contexte relationnel devient plus dur ; l'égoïsme gagne. Cette implication personnelle toujours plus intense provoque ou facilite des relations perverties au coeur du collectif de travail, avec sa forme la plus menaçante, celle du harcèlement.
LES LIMITES PERSONNELLES ET RELATIONNELLES
Certaines méthodes nouvelles, en particulier le privilège accordé aux gestions par objectifs, à l'évaluation individualisée des performances, confrontent chaque salarié à ses limites personnelles et relationnelles : il ne fait plus son travail, il est à son travail. Ces pratiques déstructurent les valeurs de référence au travail bien fait, à la compétence professionnelle.
Trop longtemps la souffrance psychique au travail a été considérée comme résultant exclusivement de la personnalité du salarié, de son histoire, de son état psychique ; et les dirigeants ont cherché à médicaliser ce mal-être pour en extirper toute dimension collective et tout lien avec l'organisation de l'entreprise : ils parlent toujours de "personnes fragiles" et bien trop rarement de "personnes fragilisées" !
Comment ne pas rappeler que le moment du licenciement constitue un véritable choc psychologique, parfois aggravé par certaines pratiques patronales, qui font comprendre aux salariés qu'ils ne sont qu'une variable d'ajustement dans le budget de l'entreprise, et qu'on peut les jeter sans aucune considération pour leur personne ?
Mais qui aujourd'hui se préoccupe de ce traumatisme psychique, alors que l'on déploie les cellules psychologiques au moindre événement présentant une dimension émotionnelle particulière, et donc surmédiatisée ?
Après le licenciement économique ou les plans sociaux, c'est le chômage qui s'installe. Le travail est un organisateur de vie et de rencontres. Le chômage provoque l'isolement et la désocialisation du travailleur, qui se trouve dépourvu des liens interpersonnels noués au travail. Sans repère social, en difficulté dans sa sphère familiale, le chômeur va être exposé au repli, et à la dérive dépressive et mortifère ; le risque suicidaire s'aggrave.
Le chômage, la précarité, la pauvreté, le surendettement fragilisent l'ensemble de la société qui présente, selon un sondage récent réalisé par Ipsos pour Le Monde, "un goût de désespérance prononcée" ; les jeunes dont le chômage constitue le premier travail sont fragilisés par cette difficulté à s'insérer dans la vie économique, et à trouver ainsi leur place, facteur d'identité personnelle.
Malgré cela, le lien entre chômage et mal-être n'a toujours pas suscité une mobilisation des responsables de la santé publique ; depuis le début de la crise financière fin 2008, la Direction générale de la santé n'a préconisé aucune mesure spécifique !
L'AVENIR PERSONNEL ET MÉDICAL
Le salarié victime d'un plan social ou d'un licenciement économique perd tous ses liens avec le service médical de l'entreprise qu'il est obligé de quitter, et aucune instance sanitaire n'est chargée de s'occuper de son avenir personnel et médical ; c'est au moment même de sa carrière où il a souvent besoin d'être soutenu et accompagné, que la médecine du travail l'abandonne !
Il faut mettre en place une médecine pour les chômeurs, comme il en existe une pour les travailleurs, chargée, au moins pendant les deux années suivant la rupture du contrat de travail, de suivre le devenir de ces salariés sans emploi, et de conseiller les interventions (médicales, psychologiques...) éventuellement nécessaires.
Il faut parler du mal-être des femmes et des hommes, de leur souffrance, voire même de leur suicide, ce qui n'est pas aggraver le sentiment de désespérance, mais au contraire affirmer le refus de leur fatalité par un choix solidaire.
C'est un message de vie !