jeudi 28 février 2013

ARTICLE PRESSE : Comment le chômage met en danger la vie sociale

Comment le chômage met en danger la vie sociale - article du 25/2/13 sur la-croix.com

Au-delà du risque de suicide, deux fois plus élevé chez les chômeurs, la perte d’emploi provoque de nombreux dommages  que se figurent difficilement ceux qui ne l’ont pas connu.



.."Comment le manque de travail peut-il faire tant de dégâts ? L’immolation d’un demandeur d’emploi nantais, le 13 février, et la tentative deux jours plus tard d’un autre demandeur d’emploi, à Saint-Ouen cette fois, a rappelé brutalement à l’opinion publique que le chômage n’est pas qu’un problème économique. Même si les statistiques restent imprécises, globalement, les chômeurs présentent « un risque de décès par suicide plus de deux fois supérieur à celui des actifs occupés », indique l’Institut national de veille sanitaire dans un rapport de 2011. Et le peu de données qui existent montre, du moins chez les chômeurs de longue durée, un état de santé plus mauvais que la moyenne
Certes, prévient Madeleine Cord, psychologue depuis quinze ans à l’association Solidarités nouvelles face au chômage, « il ne faut pas généraliser, tout le monde ne perd pas pied. » Beaucoup arrivent à traverser l’épreuve sans trop de casse, voire à rebondir positivement. Mais, ajoute-elle, « chez les chômeurs que je vois, j’ai l’impression d’une aggravation des situations psychopathologiques. » 

 Dimension psychologique et identitaire 
 « On aurait pu penser qu’avec l’installation du chômage de masse, les gens vivraient cette épreuve plus comme un phénomène structurel, moins comme une remise en cause personnelle, mais en fait pas du tout », estime la sociologue Danièle Linhart, directrice de recherches au CNRS. Sans doute parce que, chômage de masse ou pas, « on retrouve toujours deux aspects dans la perte d’emploi : la difficulté matérielle, qui est évidente, et la dimension psychologique et identitaire, tout aussi essentielle. » 
Ainsi, perdre son emploi, c’est d’abord perdre sa source de revenus, sur laquelle était souvent basé tout un projet de vie. Ne serait-ce que parce que l’allocation de chômage ne compense qu’entre 57,4 % et 75 % de l’ancien salaire. Et moins d’un inscrit sur deux à Pôle emploi y a droit. « Matériellement, il y a quand même une réalité objective à ce que la perte d’emploi soit vécue comme une catastrophe, et cela d’autant plus en ce moment où les personnes savent que retrouver un travail ne sera pas facile », argumente Danièle Linhart. Ainsi près de quatre inscrits à Pôle emploi sur dix le sont depuis plus d’un an.

Tracasseries administratives vécues comme un harcèlement
À 38 ans, Caroline aimerait bien « arrêter de ramer ». La jeune femme, qui n’avait jamais eu de mal auparavant à trouver du travail dans la vente, n’arrive plus, depuis dix ans, à décrocher autre chose que des contrats aidés et des missions d’agent recenseur. Désormais au chômage, elle doit faire vivre ses deux filles avec 740 € par mois. Et peste contre les jours de carence sans allocation qu’elle doit subir à chaque réinscription au chômage.
 « Vraiment j’ai la haine contre ce système administratif à la c…, s’énerve-t-elle. Pôle emploi ne m’a jamais trouvé un boulot mais réclamer des papiers, ça, ils savent faire ! ». « Il faut comprendre que quand on a à peine de quoi vivre, toutes ces petites tracasseries administratives, qui sont très angoissantes, sont vécues comme du harcèlement », confirme Marc Desplats, porte-parole du Mouvement national des chômeurs et précaires.
À 30 ans, Sophie, qui, en cumulant ses missions d’intérim et son RSA activité, touche 750 € par mois, a dû retourner vivre chez ses parents. Mais, raconte-t-elle, « le plus dur, c’est les remarques des gens. Même dans ma famille, j’entends des choses sur les chômeurs qui sont des feignants, des trucs comme ça. » Chaque jour, pourtant, elle parcourt 50 km pour travailler 2 h 30 comme intérimaire dans un restaurant. « J’y vais pas pour le plaisir de faire la plonge mais j’ai besoin de sortir de chez moi, de me sentir utile à quelque chose. » 
Car le travail, c’est aussi et surtout ça : une place dans la société. « C’est particulièrement vrai en France, où, plus qu’ailleurs, on se définit par son travail », reprend Danièle Linhart. Alors quand l’emploi est perdu, beaucoup de choses disparaissent avec lui, à commencer par une réponse à la question rituelle : « Tu fais quoi dans la vie ? » Mais c’est quand le chômage se prolonge que, souvent, les choses se compliquent. Déprime, voire dépressions ou addictions… « On constate que les risques psychosociaux augmentent au bout de sept à huit mois de chômage », précise Jean-Claude Delgènes, directeur général de Technologia, un cabinet spécialisé dans la prévention des risques professionnels.

 « perte de confiance et d’estime de soi » 
 « Quand les gens multiplient les recherches d’emploi et que ça ne donne rien, il y a une perte de confiance et d’estime de soi », décrypte Madeleine Cord. Un souvenir raconté par Pierre Deneux, président de l’association de chômeurs lensoise Droit au travail, en dit long sur cette détresse. « Il y a une vingtaine d’années, raconte-t-il, un demandeur d’emploi qui s’appelait Philippe nous avait dit : ‘‘J’ai une tête et deux bras et personne n’en veut’’. Quelques mois plus tard, il s’est suicidé. » « Souvent, reprend Madeleine Cord, la personne se sent rejetée. Parfois, elle en conclut qu’elle n’a pas de valeur et elle se coupe de son réseau relationnel. Alors il lui est difficile de trouver un appui pour remonter la pente. » 
Ainsi, la CGT chômeurs du Morbilhan vient de diffuser sur son site la très édifiante Lettre d’un chômeur à ses parents, qu’il n’a pas revus depuis trois mois. Cette lettre dit : « Je vous écris aujourd’hui pour vous demander de ne plus me parler de ma recherche d’emploi. (…) Je ne supporte tout simplement plus ces petites phrases : ‘‘Si j’étais toi, j’irai voir Untel’’, ou : ‘‘Tu as vu, ils embauchent chez Machin’’. Comme si je ne cherchais pas assez. (…) Je ne suis pas qu’un chômeur. Je suis aussi votre fils avec sa vie sociale, ses envies, ses doutes, ses centres d’intérêts. Ma recherche d’emploi, je m’en occupe. À bientôt j’espère. » 
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   Jean-Louis Walter : « Les gens souffrent de la déshumanisation du système » 
  M édiateur de Pôle emploi 
« Quand les personnes s’inscrivent à l’agence, elles font le deuil de leur emploi. C’est une période angoissante qui demanderait un temps d’écoute et d’analyse pour aider à se projeter dans l’avenir. Mais les agents ne peuvent pas offrir cela. Comme c’est le cas dans d’autres administrations, le fonctionnement de Pôle emploi s’est automatisé. L’usager est baladé, il ne reçoit que des courriers types.
Les gens souffrent de cette déshumanisation. Ils sont exaspérés de n’être considérés que comme des numéros ou des cas à gérer. La difficulté est d’arriver à leur expliquer les décisions car on ne peut accepter que si l’on comprend. D’ailleurs, en tant que médiateurs, même quand nous confirmons des mesures défavorables, nous sommes remerciés car nous avons donné une réponse pédagogique et personnelle. »
Recueilli par Flore  Thomasset
NATHALIE BIRCHEM